mercredi 24 août 2011

Jorge Luis Borges

J’aime bien Google comme page d’accueil : aujourd’hui ce moteur de recherche rappelle le 112ème anniversaire de Jorge Luis Borges.
Que dire de cet admirable auteur, qui n’ait déjà été écrit ? Il suffit de commencer un de ses textes pour se laisser emporter jusqu’au point final, sans comprendre vraiment comment la magie a opéré. Des œuvres à déguster, et à méditer. 

Borges photographié par Grete Stern en 1951
Pour ma part, j’ai la joie de pouvoir savourer  le recueil de nouvelles intitulé L’Aleph, traduit de l’espagnol par Roger Caillois et René L.-F.Durand. 
Roger Caillois présente d’ailleurs ce recueil comme étant celui "de la maturité de Borges conteur. (…) Les nouvelles de L’Aleph sont (…) plus concrètes. (…) Toutes comportent l’élément de symétrie fondamentale, où j’aperçois pour ma part le ressort ultime de l’art de Borges." Et de préciser que ces nouvelles ont paru pour la première fois en Argentine entre 1947 et 1952.
L’Aleph, publié par Gallimard
Un destin étonnant, une personnalité attachante 
En 1955, bien que devenu progressivement aveugle, Jorge Luis Borges a continué à écrire. Il a même énormément voyagé depuis cette époque, selon ses propos. Ci- après un large extrait de l’interview réalisée en 2001 par Ramón Chao pour le Monde diplomatique. Pour encore apprécier le langage direct, agréable et subjugantde Borges. 

Un entretien inédit avec Jorge Luis Borges
« L’idée de frontières et de nations me paraît absurde »

Considéré comme l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, Jorge Luis Borges, mort en 1986 à l’âge de quatre-vingt-sept ans, était un homme d’une culture stupéfiante et d’une érudition prodigieuse. Aveugle, il n’a jamais écrit de roman, simplement des contes et des nouvelles, genres littéraires dont il reste le maître incontesté. Il est le créateur de quelques-uns des grands mythes littéraires contemporains, comme celui de la « bibliothèque de Babel ». Au travers de fantastiques jeux de miroirs, d’énigmes vertigineuses, de voyages imaginaires dans les labyrinthes obsédants de la mémoire et du temps, ses récits fascinants balayent tout le champ de la spéculation humaine.
Grand voyageur malgré sa cécité, Borges a souvent visité Paris. Son lieu de prédilection pour y loger, avec sa compagne Maria Kodama, était le célèbre Hôtel, rue des Beaux-Arts, haut lieu du dandysme, où séjournèrent longtemps Pierre Loti et Oscar Wilde qui y mourut seul et ruiné. C’est dans la pénombre d’une chambre de cet établissement mythique que, en avril 1978, eut lieu la rencontre avec le vieux sphinx Jorge Luis Borges, l’Argentin universel.
Par Ramón Chao

Bonjour, monsieur Borges. Je vous remercie de me recevoir.

Appelez-moi Borges, tout court. J’ai presque quatre-vingts ans. Tous mes amis ont disparu. Lorsque je pense à eux, je pense à des fantômes. Nous sommes tous des fantômes, n’est-ce pas ? En 1955, j’ai perdu la vue et je ne lis plus les journaux. Je n’ai pas souvent l’occasion de parler avec des gens. Aussi, quand j’ai une interview, je remercie mon interlocuteur. Mais je le préviens toujours : je suis trop catégorique, parfois même désagréable. C’est peut-être une réaction contre ma timidité, car je ne suis jamais sûr de ce que je dis. Quand j’affirme quelque chose, je ne fais qu’avancer une possibilité. Je propose donc, avant de commencer, que nous émettions quelques locutions de doute, comme « peut-être », « probablement », « il n’est pas impossible que », etc. Le lecteur les placera lorsqu’il le croira opportun.

Pouvez-vous mettre un visage sur une voix ?

Non ; je n’ai pas besoin de le faire. Un penseur anglais disait que toutes les idées, tous les sentiments pouvaient être exprimés par la parole. J’aurais préféré conserver la vue, mais la voix est si personnelle que le fait de ne pas vous voir n’a pas beaucoup d’importance. Il y a une affinité entre les personnes, difficile à expliquer. Mes rapports avec les objets sont plus problématiques, car les objets ne parlent pas. Je ne peux que les toucher. J’aurais dû être sculpteur. Bien sûr, je préférerais vous voir, mais je dois chercher des arguments pour supporter ma cécité, n’est-ce pas ? Autrement je me prendrais en pitié, ce qui est détestable. Bernard Shaw disait que la pitié dégrade autant celui qui s’apitoie que celui qui est pitoyable.

Ce stoïcisme est-il dû à votre situation personnelle ou à l’héritage de vos ancêtres ? Vous descendez d’une famille de militaires. Très courageux, bien entendu.

Mon grand-père, le général Borges, est mort en 1874, au cours d’une bataille contre les Indiens. Son avant-garde décimée, il est resté tout seul sur son cheval blanc. Il s’est avancé au trot vers l’ennemi, qui l’a troué de balles. Cela dit, il n’y a aucune raison de supposer qu’un militaire est courageux. Un individu qui passe sa vie de caserne en caserne pour obtenir de l’avancement et qui étudie la stratégie n’a pas besoin d’être courageux. Et bien sûr, il n’est pas préparé pour gouverner. L’idée de commander et d’être obéi est le propre d’une mentalité infantile. Cela explique que les dictateurs soient des gens immatures.

C’est curieux. Avec votre généalogie de guerres et de violences, vous êtes quelqu’un de pacifique, vous détestez la violence et vous mettez des conditionnels dans toutes les phrases. Est-ce pour cela que vous vous défoulez dans votre œuvre, faite de crimes, de duels et de trahisons ?

Je n’y avais jamais pensé. Il est possible que je sois, en quelque sorte, la mémoire de mes aïeux. Il se peut qu’à travers moi ils essayent d’effacer leurs vies de guerres et de violences.

Quand avez-vous pensé devenir écrivain ?

Depuis toujours. J’avais trois ou quatre ans quand j’ai commencé à écrire. Mon père, psychologue anarchiste, m’a révélé la valeur de la poésie, le fait que les mots ne sont pas simplement des moyens de communication, mais des sons musicaux, magiques et complexes. J’avais déjà vingt-quatre ans et il me conseillait de continuer à lire, de ne pas écrire jusqu’à ce que j’en aie vraiment besoin. Et surtout, de ne pas me hâter de publier. Lui-même avait écrit un roman, qu’il n’a jamais édité. Au fond, je suis devenu écrivain parce que c’était sa vocation à lui et qu’il n’avait pas réussi. J’ai suivi tous ses conseils. Je le dis avec une certaine nostalgie car, depuis 1955, ma cécité m’empêche de lire. Cette année-là se sont produites deux choses capitales dans ma vie : on m’a nommé directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, et, presque simultanément, je suis devenu aveugle. Deux cent mille volumes à portée de ma main... sans que je puisse les lire.

Vous avez réalisé la vocation de votre père, mais pas complètement. Votre père était dans l’erreur. Vous le reconnaissez vous-même lorsque, dans la préface de Fictions, vous écrivez qu’il est vain de vouloir développer en cinq cents pages ce qui peut être résumé en vingt ou trente.

En fait, je n’ai pas lu beaucoup de romans. J’ai lu Conrad, Dickens, Dostoïevski, Melville... et Don Quichotte, comme tout le monde. Il serait illogique que n’étant pas un lecteur de romans, j’essaye d’en écrire.

La suite ICI 

2 commentaires:

laingama a dit…

Vous avez de saines lectures :-)

Si vous avez aimé l'Aleph, vous adorerez Fictions, l'auteur et autres textes, le livre de sable, le rapport de Brodie

Borges n'est pas un auteur "facile", ses écrits sont des miroirs, des labyrinthes, des "jardin[s] au sentiers qui bifurquent" -une de ses nouvelles les plus emblématiques-; ce sont des univers peuplés de livres où l'histoire de la littérature compte autant que la littérature elle-même. Borges est une drogue: certains aiment d'autres pas, mais si vous faîtes partie du premier groupe, vous serez marqués à vie. Bienvenue au club !

Airelle'R a dit…

J'ai relu Emma Zunz cette nuit, puis l'attente et les deux rois et les deux labyrinthes.... Etonnant, et toujours aussi fascinant :-D